De la petite enfance à l’enfance
Pour comprendre le geste pédagogique fondamental du premier cycle, il est nécessaire de mettre en relation les trois grandes périodes de la jeunesse (petite enfance, enfance et l’adolescence), avec les trois grandes facultés humaines que sont la pensée, le sentiment et la volonté. Ces trois facultés coexistent certes en permanence et sont inégalement développées en tout être humain, mais elle se manifestent de façon particulièrement marquées et différenciées durant les trois phases de la jeunesse.
Jusqu’à environ cinq ans, un petit enfant est avant tout un être de mouvement. La pensée abstraite lui est étrangère, il n’apprend pas à partir de « notions » mais par son lien concret avec le monde. Il est donc avant tout un être de volonté - il peut refaire cent fois la même chose sans se lasser - et sa pensée ne peut encore s’émanciper de son action : il ne pense pas abstraitement pour agir ensuite, sa pensée se déploie dans le faire. Quant à sa vie de sentiment, elle s’exprime dans la fluctuation de ses impressions. Seul le petit enfant parvient à alterner si rapidement entre le rire et les pleurs.
En bref, le petit enfant vit avant tout dans le présent, parce qu’il ne peut encore se projeter mentalement dans des espaces de temps, et ne possède pas encore une vie psychique intériorisée. Cette relation au monde se modifie de façon marquée entre cinq et sept ans. Ses facultés se transforment et parviennent à un certain degré de stabilité entre 7 et 9 ans.
La faculté de représentation
Dans la petite enfance, les images mentales restent attachées à des objets particuliers. Le petit ne peut abstraire une forme pure indépendamment d’un objet : il ne voit pas un cercle mais une roue, le soleil, etc. Après la phase de la petite enfance, la représentation acquiert davantage d’autonomie et ne colle plus directement au phénomène extérieur.
Un début de pensée discursive s’élabore de façon associative. Celle-ci jaillit spontanément et s’appuie naturellement sur les habitudes qu’on lui a inculquées. L’enfant n’éprouve pas encore le besoin d’apporter un fondement logique à ses idées. Le raisonnement s’organise d’après ses sentiments, ce sont même ces derniers qui donnent leur orientation à son « argumentation ».
Durant cette phase de la vie, l’enfant est particulièrement réceptif à tout ce qui anime son intériorité naissante, il comprend mieux les explications imagées, nourries d’illustrations évocatrices, il aime les récits imagés et absorbe avec réceptivité toutes les nuances qui lui permettent d’enrichir sa vie intérieure. Même si la force d’abstraction s’affermit considérablement à l’approche de l’adolescence, l’enfant entre tout d’abord en contact avec le monde à travers son sentiment.
La mémoire devient une faculté autonome
Chez l’être humain, la mémoire apparaît de façon spontanée et se déclenche, chez le petit enfant, à la manière de la madeleine de Proust ; elle surgit en lui mais n’est pas encore une faculté dont il dispose. Nul n’ignore la fabuleuse mémoire du petit enfant qui est capable de décrire dans les détails la couleur du pull que telle personne portait il y a des mois mais qui, lorsqu’on lui demande ce qu’il a mangé le midi, ne s’en souvient plus ! Ce phénomène change progressivement et notablement à partir de la cinquième année : la mémoire spontanée laisse place à une capacité de mémorisation plus consciente. Entre sept et neuf ans, cette capacité arrive à maturité et il devient possible de demander à l’enfant de s’appuyer sur sa mémoire dans le cadre d’apprentissages.
Le sentiment s’intériorise
L’expression « le jardin secret » exprime parfaitement le changement qui s’opère progressivement. L’enfant parvient à mieux retenir ses émotions et à vivre des sentiments qui ne résultent pas seulement des circonstances immédiates mais qu’il accueille dans un espace intérieur. La tristesse ou la joie, les premières peines de camaraderies apparaissent progressivement. Corporellement, l’enfant s’est allongé, sa démarche est déliée, son visage s’est affiné.
Autant l’exercice de la pensée est le support de notre vie mentale, autant le sentiment est le support de notre vie psychique. La spontanéité toute subjective de l’enfant est l’expression brute de l’éveil d’une sphère affective plus intériorisée : est bon ce qu’il aime, et mauvais ce qu’il n’aime pas. Est « gentil » celui qui le satisfait, et « méchant » celui qui le contrarie... L’apparition progressive d’un espace psychique intériorisé au sortir de la petite enfance, requiert une attention toute particulière. Durant cette période de vie, l’enfant ressent le "bien" et le "mal", à partir de l’élément esthétique. Le héros est beau, le méchant est laid. La parole de Platon "le beau est l’éclat du vrai" correspond également à l’intériorité de l’enfant de cet âge. Loin d’y voir un stéréotype à combattre, la pédagogie Steiner Waldorf accueille ce besoin qu’à l’être humain d’éprouver le monde par son sentiment. Elle prend même pour point de départ cette expression primordiale de l’intériorité naissante, afin de la nourrir, de l’étoffer et de la nuancer.
L’évolution psychique de l’enfant durant cette phase coïncide avec son développement physique. Ce que nous appelons dans notre jargon « les organes rythmiques », le cœur et les poumons, se trouvent dans une certaine relation d’indépendance chez le petit enfant. Ce dernier, après une course, voit son rythme respiratoire diminuer et se stabiliser rapidement alors que son cœur continue à battre très vite. A partir de six, sept ans, une relation rythmique structurée, de l’ordre de 1 pour 4 s’établit entre ces deux organes (en moyenne quatre battements de cœur pour une respiration complète). Cette relation se stabilise définitivement vers huit ans. La cage thoracique et les poumons connaissent des transformations notables aboutissant à une maturité organique (forme définitive) aux alentours des huit, neuf ans. La pédagogie Steiner Waldorf porte une attention particulière au bon développement du « système rythmique » en proposant des exercices favorisant la maîtrise du souffle, de la respiration, dans sa relation avec le cœur : poésie versifiée, chant, rythmes, exercices de volubilité, chœur parlé, etc.