"De quoi souffre-t-on à quinze ans ? De ça, justement : d'avoir quinze ans. De plus être un enfant et pas encore un homme. De nager au milieu du fleuve, une rive quittée, l'autre non rejointe, buvant la tasse, coulant, remontant, luttant contre les tourments du courant avec un corps nouveau qui n'a pas fait ses preuves, seul, suffoqué." Éric Emmanuel Schmidt Ma vie avec Mozart
Dans le premier chapitre de "Ma vie avec Mozart", Éric Emmanuel Schmidt raconte de façon saisissante l'année de ses 15 ans, au cœur de l'adolescence. Adultes, nous oublions souvent ô combien a été intense cette étape de notre biographie, qui a pourtant souvent une influence décisive sur la suite de notre parcours de vie. Bien sûr, il y a autant de vécus d'adolescence qu'il y a d'êtres humains, néanmoins certaines caractéristiques générales émergent.
L'adolescence, c'est d'abord un grand chamboulement corporel : généralement une forte croissance et une grande transformation des proportions du corps, associées au développement musculaire. La relation à l'espace, à l'équilibre sont à reconquérir, un nouveau corps est à apprivoiser. Les enseignants peuvent alors assister aux inclinations exclusives et aux défis passionnés, voire risqués des adolescents qui perçoivent leurs nouvelles aptitudes et qualités physiques sans pouvoir encore vraiment les maitriser. Ce nouveau potentiel n’a pas encore de "capitaine" et peut induire aussi bien un excès, qu’un total manque d’assurance. Au niveau psychomoteur, tout est donc bien souvent à affiner, voire à réapprendre, ce qui amène souvent les jeunes à poursuivre un modèle idéal pour s’approprier un nouveau corps perçu comme "disgracieux, pesant et maladroit".
Du point de vue physiologique, le déploiement de l'activité hormonale est marquant. La production d’hormones, très active pendant le développement fœtal rentre en dormance à la naissance. À l’adolescence elle se remet en activité, se manifeste dans le quotidien de la vie à l’école (appétit multiplié, transpiration, alternance de fatigues et d’explosions de force...), et devient une grande protagoniste de la vie psychique et des états d'âmes des jeunes : saute d’humeur, tristesses ou grandes joies, tout un univers de tendances extrêmes qui est très lié à cette phase physiologique, plus subie que conscientisée. La différenciation sexuelle qui se précise et s’affirme sur le plan corporel peut induire simultanément de grands changements dans la sphère psychique et sociale.
L’adolescence correspond également à une phase particulière du développement cérébral : le système limbique, siège des émotions et des habilités sociales, est arrivé à un haut degré de maturité. Néanmoins les structures préfrontales, sièges des capacités de raisonnement et de réflexion, impliquées également dans le contrôle des émotions restent encore très immatures, et ne seront matures qu'à l'âge adulte. S'ensuit une situation de déséquilibre, où les facultés de penser ne sont pas encore en mesure de réguler et raisonner l'intense vie émotionnelle des adolescents.
Tous ces changements conduisent à une individuation inédite de la vie psychique. La vie du sentiment s'autonomise, les personnalités s'affirment et cherchent leur indépendance de façon parfois excessive : rejet de l'avis des parents, des éducateurs, remise en cause de l'autorité extérieure, "je n'ai confiance et je ne crois que ce que je peux éprouver, expérimenter et valider moi-même". Néanmoins cette nouvelle personnalité est peu sûre d'elle et peut également chercher refuge dans le groupe, avec un fort besoin de reconnaissance de la part des autres, parfois de façon un peu risquée et dénaturante.
Chez un même individu, l'adolescence peut prendre des colorations très variées, voire antagonistes. D'une part, le deuil du monde sécurisant et chaleureux de l'enfance est une épreuve douloureuse de solitude, vécue comme un exil de la "rive quittée" dont nous parle Éric Emmanuel Schmidt. C'est l'entrée anxiogène dans "le monde des grands", au sein duquel il faut parvenir à trouver sa place, trouver du sens. Mais l'adolescence c'est aussi le début d'une gestation qui va durer plusieurs années, pour atteindre "l'autre rive" : devenir adulte, c'est à dire une individualité libre, singulière, autonome, responsable, capable de faire ses propres choix, en mesure de forger ses propres idéaux à partir de son expérience singulière du monde, et de s'engager dans la grande aventure. Cette perspective, qui n'est encore qu'une potentialité doit devenir un phare, doter les adolescents d'une force motrice nouvelle. Cette force se reconnaît tout d'abord par cette aptitude croissante à penser et idéaliser le monde, et donc s'indigner, rêver des utopies, s'enthousiasmer pour une cause idéelle. C'est également une sensibilité neuve qui s'affine au fil des ans, apte à voir une beauté nouvelle du monde qui jusqu'à présent était cachée, et qui appelle à l'exploration, à la chasse aux trésors et qui peut refonder les relations sociales. C'est enfin une capacité d'action, d'engagement, qui ne demande qu'à faire ses preuves, à rencontrer le bon défi, à prendre des responsabilités.
Dans les grandes classes de l'École Mathias Grünewald, nous voulons accompagner les adolescents sur ce chemin escarpé vers l'âge adulte, étape par étape, de la personnalité à l'individualité, en visant bien sûr l'acquisition des connaissances et compétences nécessaires à l'intégration dans le monde professionnel, mais surtout en proposant de multiples activités aptes à stimuler la découverte du monde et l'éclosion de l'individualité de chaque élève. Donner confiance en soi, inviter à l'engagement, la prise de responsabilité, l'autonomisation progressive, pour que à la fin des grandes classes, on possède une faculté primordiale : apprendre par soi-même.